En finir avec le régionalisme d’État
Le régionalisme, c’est-à-dire la volonté de favoriser une partie du pays au détriment des autres, n’est pas une tendance qui menacerait l’avenir de la Tunisie. En effet, il domine déjà les plus hautes instances de l’État depuis des décennies ! Et pour tous ceux qui sont attachés à l’idée d’une nation unitaire et solidaire, la question n’est pas de savoir comment empêcher la prise de pouvoir des idées régionalistes, mais bien plutôt de savoir comment chasser ces idées d’un pouvoir qu’elle domine sans interruption depuis l’indépendance.
Le régionalisme, c’est-à-dire la volonté de favoriser une partie du pays au détriment des autres, n’est pas une tendance qui menacerait l’avenir de la Tunisie. En effet, il domine déjà les plus hautes instances de l’État depuis des décennies ! Et pour tous ceux qui sont attachés à l’idée d’une nation unitaire et solidaire, la question n’est pas de savoir comment empêcher la prise de pouvoir des idées régionalistes, mais bien plutôt de savoir comment chasser ces idées d’un pouvoir qu’elle domine sans interruption depuis l’indépendance.
La situation est connue depuis longtemps bien sûr, mais l’ironie du sort voulait que ceux qui subissaient et dénonçaient cette situation se retrouvaient eux-mêmes taxés de régionalistes ! Il s’agissait pour le pouvoir présidentiel, celui de Bourguiba tout autant que celui de Ben Ali, de décrédibiliser la revendication d’un développement équitable du pays entre toutes ses régions, afin qu’ils puissent continuer de favoriser leur région natale, le Sahel. Cette politique de diffamation et d’intimidation intellectuelle n’est heureusement plus possible depuis que Ben Ali, incapable d’affronter le jugement du peuple, a été contraint de fuir le pays le 14 janvier 2011.
Le rôle de Sfax dans la chute du tyran
Mais à quel moment a-t-il compris que son heure était venue, et qu’il était inutile d’espérer plus longtemps un hypothétique rétablissement ? Plusieurs réponses sont possibles bien sûr. Je serais néanmoins tenté de répondre : le 12 janvier 2011, quand près de 50 000 personnes de toutes conditions, hommes et femmes, jeunes ou vieux, ont défilé à Sfax, signifiant au dictateur apeuré que le peuple tunisien venait de retrouver sa dignité. Avec Tunis, Sfax est en effet la seule ville de Tunisie capable de faire descendre dans ses rues des foules aussi nombreuses. Alors que les manifestations étaient quotidiennes dans les autres villes du pays, et notamment à Kasserine ou à Gafsa, la manifestation géante de Sfax a représenté un point de non-retour, pavant la voie au succès de la grève générale du surlendemain à Tunis. Certains esprits malintentionnés ont pu croire que la marginalisation économique de Sfax ces trente dernières années allait conduire à sa disparition de la scène politique nationale : ils se sont réjouis trop vite. Bien que le Sahel, dans son ensemble, soit plus peuplé et plus riche que la ville de Sfax, cette dernière n’a pas d’équivalent en tant que centre urbain unique, et constitue toujours de ce fait la seconde ville du pays.
Pourtant, par bien des aspects, son sort est comparable aux cités délaissées de l’intérieur et du sud, comme Béja, Sidi Bouzid ou Gabès. Ce constat surprend toujours de prime abord : les Sfaxiens ne font-ils pas partie de ceux qui obtiennent les meilleurs résultats scolaires du pays ? Les Sfaxiens ne possèdent-ils pas des pans entiers de la banlieue nord de Tunis ? Les entreprises les plus dynamiques du pays n’appartiennent-elles pas aux Sfaxiens ? Les Sfaxiens ne sont-ils pas bien représentés parmi les médecins, les avocats, les universitaires, les syndicalistes du pays ? Tout cela est peut-être vrai, mais là n’est pas la question. En effet, si les Sfaxiens sont riches (relativement à la Tunisie : vue d’Europe, les différences entre Sfaxiens et le reste des Tunisiens apparaissent bien faibles), Sfax, elle, est pauvre. L’état de son bâti est déplorable : les transports en commun sont quasi-inexistants, polluants et peu efficaces. Le revêtement de ses rues est dégradé, et ne permet pas la circulation de véhicules automobiles dans de bonnes conditions. Les ordures s’entassent dans les rues, foyers de bactéries et sources potentielles d’épidémies. Son environnement naturel se détériore depuis des décennies, entre l’usine NKP qui a souillé ses eaux et condamné sa côte, interdisant de facto toute baignade, et l’usine de la SIAPE qui continue jour après jour de polluer son air. Il n’existe pas de cinéma, pas de théâtre, ni même de salle de spectacle couverte. Il n’existe qu’un seul hôpital fonctionnel. Et pendant que l’on a construit un aéroport vide et surdimensionné au milieu de nulle part, l’aéroport sous-dimensionné de Sfax n’est pas utilisé, car non desservi. En d’autres termes, la plus grande ville du pays derrière Tunis possède les infrastructures typiques d’un village tunisien : une avenue de l’environnement pavée d’ordures, quelques ronds-points munis d’horloges, et puis rien d’autres.
Infrastructures et intérêt national
C’est pourtant dans ces conditions que doivent vivre et travailler au quotidien près de 750 000 habitants, toujours plus nombreux du fait de l’immigration intérieure. La Tunisie a pourtant eu les moyens de développer beaucoup d’autres cités : Tunis bien sûr, et son million et demi d’habitants, mais aussi Sousse (300 000 ha), Bizerte (60 000 ha), Monastir (60 000 ha), Mahdia (30 000 ha), et quelques autres. En fait, même les villes abandonnées de l’intérieur du pays, comme Gafsa ou Béja, qui souffrent du même manque d’infrastructures que Sfax, vivent dans une certaine mesure dans de meilleures conditions, simplement du fait qu’ils ne sont pas des centaines de milliers à y habiter ! En urbanisme comme ailleurs, il existe ce qu’on appelle des effets de seuils, et ce qui convenait parfaitement pour une ville de 70 000 habitants dans les années 1950 ne suffit plus du tout un demi-siècle plus tard, quand sa population a été multipliée par dix dans l’intervalle. Mais, me rétorquera-t-on, les Sfaxiens sont riches, vous le reconnaissez vous-même, ils n’ont donc qu’à payer ! Malheureusement (ou heureusement, d’un certain point de vue), il existe des choses qu’aucun particulier, aussi riche soit-il, ne peut s’acheter. Un aéroport, une autoroute ou un hôpital, avant d’être des équipements dotés d’un coût, sont avant tout des services rendus à la collectivité, fruits de décisions politiques et administratives. Leurs emplacements, leurs tailles, les expropriations qu’ils nécessitent, ne sont pas des choix neutres, et la contrainte financière est une variable parmi d’autres, pas nécessairement la plus importante.
Est-ce que les habitants de Sidi Bou Saïd, Carthage, La Marsa, Sousse ou Monastir ont financé eux-mêmes les autoroutes et les aéroports qui les desservent, les hôpitaux qui les soignent, ou les plages sur lesquelles ils se détendent ? Non, c’est l’État qui y a pourvu. L’État, c’est-à-dire nous tous, y compris Sfax, y compris Sidi Bouzid, y compris Gafsa. Les villes pauvres ont-elles financées les villes riches ? Oui. Est-ce à dire que Sfax, Sidi Bouzid ou Gafsa ont été spoliées ? Pas vraiment. Les infrastructures de la capitale et de ses alentours sont une nécessité pour le pays. Elles rendent possibles l’implantation d’entreprises étrangères et de leurs cadres, attirent les talents tunisiens indispensables au bon fonctionnement de l’économie et de l’État, permettent aux touristes de découvrir la beauté de la Tunisie dans de bonnes conditions. L’injustice ne réside pas dans le fait que Sfax, Sidi Bouzid ou Gabès aient financé le développement urbain de Tunis et de ses alentours : elle réside dans le fait que Sfax, Sidi Bouzid ou Gabès n’aient pas elles-aussi connu de développement urbain digne de ce nom.
Des atouts uniques
Si le sort de Sfax est donc comparable à celui de bien d’autres cités tunisiennes délaissées, beaucoup d’aspects l’en distinguent néanmoins. Sa taille en premier lieu, 750 000 habitants, mais aussi son dynamisme démographique. Bien qu’une partie des enfants de sa bourgeoisie soient partis à Tunis trouver les opportunités d’emplois qui n’existent plus chez elle, Sfax possède toujours un solde migratoire largement positif. En effet, elle constitue à l’heure actuelle le seul bassin d’emplois d’envergure pour toutes les populations du sud tunisien, tant du fait de ses capacités productives que du nombre de ses consommateurs. La qualité de ses entrepreneurs ensuite : des milliers d’entre eux travaillent encore à Sfax, perpétuant ainsi des siècles d’auto-développement et d’autosuffisance. L’homogénéité relative de son tissu social est également remarquable, avec une classe moyenne importante, éduquée, et à l’esprit d’entreprise très développé. Beaucoup d’autres villes tunisiennes possèdent également ces qualités (comme par exemple Ksar Hellal), mais aucune à cette échelle. Ces avantages ont aussi leur revers : surreprésentation dans le tissus économique sfaxien des auto-entrepreneurs ou des très Petites Entreprises (TPE), et donc modicité de l’investissement, et faible qualité des emplois proposés. En d’autres termes, Sfax possède deux atouts rares en Tunisie : une main d’œuvre nombreuse, bien formée et réactive, et des possibilités de développement incomparables. Si le délabrement de Sfax est malheureusement très commun en Tunisie, son potentiel économique est, lui, unique. Mais pour l’instant, ces atouts ne sont que des virtualités, car ils ne sont pas mis en valeur.
À mon sens, aucune révolution en Tunisie ne peut se prétendre victorieuse si elle ne s’attaque pas en priorité à l’inégal développement régional qui handicape notre pays chaque année plus lourdement. Et dans tout projet de rééquilibrage régional, Sfax se situe en première ligne. La Tunisie présente un cas original de macrocéphalie urbaine : Tunis et sa région concentrent environ le quart de la population tunisienne, et produisent le tiers de ses richesses. Aucune région tunisienne ne peut, même de loin, rivaliser avec elle. Tunis attire tous ceux qui veulent du travail (et ils sont nombreux) et tous les investissements, nationaux ou internationaux. En conséquence, Tunis étouffe sous son propre poids, le développement des transports en commun n’est pas suffisant, les nouvelles routes et autoroutes ne sont jamais assez nombreuses, la spéculation immobilière bat son plein et chasse en périphérie tous ceux qui ne peuvent pas suivre, les foyers modestes en premier lieu mais également les classes moyennes. En réalité, concentrer tous les moyens de l’État sur le développement économique de Tunis produit les résultats inverses de ceux qui étaient escomptés ! L’appauvrissement des régions périphériques encourage l’émigration vers la seule zone économique favorisée par le pouvoir, la capitale, tout en mécontentant les habitants de cette même capitale, furieux de vivre dans les embouteillages permanents et la hausse des prix généralisée qui résultent de cette même émigration ! Le remède aggrave le mal.
Des solutions simples, peu coûteuses, pour le profit de tous
Comment remédier à cette situation ? Le peuple tunisien, uni et solidaire, a accompli la première étape en se débarrassant du clan mafieux qui hypothéquait son futur. Sans cela, rien n’était possible. Il reste maintenant à développer le reste du pays. Plus facile à dire qu’à faire, certes, mais des solutions existent, et le développement de Sfax est la plus évidente d’entre elles. Comment développer Sfax ? Là encore, les solutions existent, car il suffit de se mettre à l’écoute de ses habitants. En premier lieu, et cela ne coûterait rien à l’État, Sfax a un besoin vital d’une administration attentive et réactive, désireuse de comprendre les spécificités locales, d’une administration compétente, capable d’encourager les projets industriels et commerciaux pourvoyeurs d’emplois, d’une administration qui n’ait pas peur des Sfaxiens, mais qui au contraire les encourage à entreprendre. Actuellement, les Sfaxiens se sentent surveillés par l’administration, et sûrement pas encouragés à investir localement. Dans ces conditions, il est normal que beaucoup d’entre eux placent leur argent à Tunis ! Mais cela ne suffit pas : il faut également que le pouvoir politique fasse du développement de Sfax une priorité nationale, par exemple en lui accordant le label de cité touristique qu’elle lui réclame depuis des années. Sfax accueille en effet, dans l’indifférence générale, des centaines de milliers de touristes libyens venus pour ses cliniques privées et la qualité de ses médecins. Ils ne sont sans doute pas Européens, mais leur argent est tout aussi utile pour le pays ! Il faut par ailleurs fermer, en urgence, les sites industriels les plus polluants, qui coûtent beaucoup plus qu’ils ne rapportent. Sfax était une ville agricole d’envergure auparavant, et n’attend qu’un environnement assaini pour repartir de plus belle. Ce sont là encore des solutions très économiques. Le développement des transports en commun est également une nécessité. Le projet de construction d’un réseau métropolitain ne peut plus être différé plus longtemps encore. Sfax est très étendue, très peuplée, et vit dans un chaos urbain permanent. Dans ces conditions, aucun investissement immobilier d’envergure n’est envisageable. Et pourtant, quelle différence pour l’ensemble des Tunisiens si les Sfaxiens se mettaient à investir dans leur propre cité : les prix des logements à Tunis, Sousse ou Monastir baisseraient de manière significative. J’arrête là pour l’instant, mais des centaines de propositions peu coûteuses et immédiatement applicables n’attendent qu’une oreille attentive pour être mise en œuvre.
À plus long terme, ce n’est pas l’avenir des Sfaxiens qui se joue à Sfax, mais bien l’avenir de toute la Tunisie. Jusqu’à présent, Sfax a toujours tenu son rôle de « capitale du Sud », en fournissant une première soupape de sécurité économique aux habitants de Gafsa et de Gabès. Si l’effondrement économique de Sfax se poursuit, elle ne pourra même plus jouer ce rôle, et l’hypertrophie de Tunis sera encore plus accentuée. Mais si Sfax se développe, de par les liens économiques voire familiaux anciens et étroits qu’elle entretient avec Gafsa, Gabès, Sidi Bouzid, mais aussi Tozeur et tout le sud tunisien, elle produira un effet d’entraînement économique immédiat, permettant peut-être le décollage économique de ces régions, et diminuant, au moins en partie, l’émigration intérieure. En réalité, la Tunisie n’a pas le choix : à part Sfax, quelle autre région pour épauler Tunis ? Sfax possède déjà les hommes et les capitaux, il ne lui manque que les encouragements du gouvernement. Si ce dernier les lui procure, c’est l’ensemble de la Tunisie qui sera transformé.
Article de Abdellatif Ghorbal
Le rôle de Sfax dans la chute du tyran
Mais à quel moment a-t-il compris que son heure était venue, et qu’il était inutile d’espérer plus longtemps un hypothétique rétablissement ? Plusieurs réponses sont possibles bien sûr. Je serais néanmoins tenté de répondre : le 12 janvier 2011, quand près de 50 000 personnes de toutes conditions, hommes et femmes, jeunes ou vieux, ont défilé à Sfax, signifiant au dictateur apeuré que le peuple tunisien venait de retrouver sa dignité. Avec Tunis, Sfax est en effet la seule ville de Tunisie capable de faire descendre dans ses rues des foules aussi nombreuses. Alors que les manifestations étaient quotidiennes dans les autres villes du pays, et notamment à Kasserine ou à Gafsa, la manifestation géante de Sfax a représenté un point de non-retour, pavant la voie au succès de la grève générale du surlendemain à Tunis. Certains esprits malintentionnés ont pu croire que la marginalisation économique de Sfax ces trente dernières années allait conduire à sa disparition de la scène politique nationale : ils se sont réjouis trop vite. Bien que le Sahel, dans son ensemble, soit plus peuplé et plus riche que la ville de Sfax, cette dernière n’a pas d’équivalent en tant que centre urbain unique, et constitue toujours de ce fait la seconde ville du pays.
Pourtant, par bien des aspects, son sort est comparable aux cités délaissées de l’intérieur et du sud, comme Béja, Sidi Bouzid ou Gabès. Ce constat surprend toujours de prime abord : les Sfaxiens ne font-ils pas partie de ceux qui obtiennent les meilleurs résultats scolaires du pays ? Les Sfaxiens ne possèdent-ils pas des pans entiers de la banlieue nord de Tunis ? Les entreprises les plus dynamiques du pays n’appartiennent-elles pas aux Sfaxiens ? Les Sfaxiens ne sont-ils pas bien représentés parmi les médecins, les avocats, les universitaires, les syndicalistes du pays ? Tout cela est peut-être vrai, mais là n’est pas la question. En effet, si les Sfaxiens sont riches (relativement à la Tunisie : vue d’Europe, les différences entre Sfaxiens et le reste des Tunisiens apparaissent bien faibles), Sfax, elle, est pauvre. L’état de son bâti est déplorable : les transports en commun sont quasi-inexistants, polluants et peu efficaces. Le revêtement de ses rues est dégradé, et ne permet pas la circulation de véhicules automobiles dans de bonnes conditions. Les ordures s’entassent dans les rues, foyers de bactéries et sources potentielles d’épidémies. Son environnement naturel se détériore depuis des décennies, entre l’usine NKP qui a souillé ses eaux et condamné sa côte, interdisant de facto toute baignade, et l’usine de la SIAPE qui continue jour après jour de polluer son air. Il n’existe pas de cinéma, pas de théâtre, ni même de salle de spectacle couverte. Il n’existe qu’un seul hôpital fonctionnel. Et pendant que l’on a construit un aéroport vide et surdimensionné au milieu de nulle part, l’aéroport sous-dimensionné de Sfax n’est pas utilisé, car non desservi. En d’autres termes, la plus grande ville du pays derrière Tunis possède les infrastructures typiques d’un village tunisien : une avenue de l’environnement pavée d’ordures, quelques ronds-points munis d’horloges, et puis rien d’autres.
Infrastructures et intérêt national
C’est pourtant dans ces conditions que doivent vivre et travailler au quotidien près de 750 000 habitants, toujours plus nombreux du fait de l’immigration intérieure. La Tunisie a pourtant eu les moyens de développer beaucoup d’autres cités : Tunis bien sûr, et son million et demi d’habitants, mais aussi Sousse (300 000 ha), Bizerte (60 000 ha), Monastir (60 000 ha), Mahdia (30 000 ha), et quelques autres. En fait, même les villes abandonnées de l’intérieur du pays, comme Gafsa ou Béja, qui souffrent du même manque d’infrastructures que Sfax, vivent dans une certaine mesure dans de meilleures conditions, simplement du fait qu’ils ne sont pas des centaines de milliers à y habiter ! En urbanisme comme ailleurs, il existe ce qu’on appelle des effets de seuils, et ce qui convenait parfaitement pour une ville de 70 000 habitants dans les années 1950 ne suffit plus du tout un demi-siècle plus tard, quand sa population a été multipliée par dix dans l’intervalle. Mais, me rétorquera-t-on, les Sfaxiens sont riches, vous le reconnaissez vous-même, ils n’ont donc qu’à payer ! Malheureusement (ou heureusement, d’un certain point de vue), il existe des choses qu’aucun particulier, aussi riche soit-il, ne peut s’acheter. Un aéroport, une autoroute ou un hôpital, avant d’être des équipements dotés d’un coût, sont avant tout des services rendus à la collectivité, fruits de décisions politiques et administratives. Leurs emplacements, leurs tailles, les expropriations qu’ils nécessitent, ne sont pas des choix neutres, et la contrainte financière est une variable parmi d’autres, pas nécessairement la plus importante.
Est-ce que les habitants de Sidi Bou Saïd, Carthage, La Marsa, Sousse ou Monastir ont financé eux-mêmes les autoroutes et les aéroports qui les desservent, les hôpitaux qui les soignent, ou les plages sur lesquelles ils se détendent ? Non, c’est l’État qui y a pourvu. L’État, c’est-à-dire nous tous, y compris Sfax, y compris Sidi Bouzid, y compris Gafsa. Les villes pauvres ont-elles financées les villes riches ? Oui. Est-ce à dire que Sfax, Sidi Bouzid ou Gafsa ont été spoliées ? Pas vraiment. Les infrastructures de la capitale et de ses alentours sont une nécessité pour le pays. Elles rendent possibles l’implantation d’entreprises étrangères et de leurs cadres, attirent les talents tunisiens indispensables au bon fonctionnement de l’économie et de l’État, permettent aux touristes de découvrir la beauté de la Tunisie dans de bonnes conditions. L’injustice ne réside pas dans le fait que Sfax, Sidi Bouzid ou Gabès aient financé le développement urbain de Tunis et de ses alentours : elle réside dans le fait que Sfax, Sidi Bouzid ou Gabès n’aient pas elles-aussi connu de développement urbain digne de ce nom.
Des atouts uniques
Si le sort de Sfax est donc comparable à celui de bien d’autres cités tunisiennes délaissées, beaucoup d’aspects l’en distinguent néanmoins. Sa taille en premier lieu, 750 000 habitants, mais aussi son dynamisme démographique. Bien qu’une partie des enfants de sa bourgeoisie soient partis à Tunis trouver les opportunités d’emplois qui n’existent plus chez elle, Sfax possède toujours un solde migratoire largement positif. En effet, elle constitue à l’heure actuelle le seul bassin d’emplois d’envergure pour toutes les populations du sud tunisien, tant du fait de ses capacités productives que du nombre de ses consommateurs. La qualité de ses entrepreneurs ensuite : des milliers d’entre eux travaillent encore à Sfax, perpétuant ainsi des siècles d’auto-développement et d’autosuffisance. L’homogénéité relative de son tissu social est également remarquable, avec une classe moyenne importante, éduquée, et à l’esprit d’entreprise très développé. Beaucoup d’autres villes tunisiennes possèdent également ces qualités (comme par exemple Ksar Hellal), mais aucune à cette échelle. Ces avantages ont aussi leur revers : surreprésentation dans le tissus économique sfaxien des auto-entrepreneurs ou des très Petites Entreprises (TPE), et donc modicité de l’investissement, et faible qualité des emplois proposés. En d’autres termes, Sfax possède deux atouts rares en Tunisie : une main d’œuvre nombreuse, bien formée et réactive, et des possibilités de développement incomparables. Si le délabrement de Sfax est malheureusement très commun en Tunisie, son potentiel économique est, lui, unique. Mais pour l’instant, ces atouts ne sont que des virtualités, car ils ne sont pas mis en valeur.
À mon sens, aucune révolution en Tunisie ne peut se prétendre victorieuse si elle ne s’attaque pas en priorité à l’inégal développement régional qui handicape notre pays chaque année plus lourdement. Et dans tout projet de rééquilibrage régional, Sfax se situe en première ligne. La Tunisie présente un cas original de macrocéphalie urbaine : Tunis et sa région concentrent environ le quart de la population tunisienne, et produisent le tiers de ses richesses. Aucune région tunisienne ne peut, même de loin, rivaliser avec elle. Tunis attire tous ceux qui veulent du travail (et ils sont nombreux) et tous les investissements, nationaux ou internationaux. En conséquence, Tunis étouffe sous son propre poids, le développement des transports en commun n’est pas suffisant, les nouvelles routes et autoroutes ne sont jamais assez nombreuses, la spéculation immobilière bat son plein et chasse en périphérie tous ceux qui ne peuvent pas suivre, les foyers modestes en premier lieu mais également les classes moyennes. En réalité, concentrer tous les moyens de l’État sur le développement économique de Tunis produit les résultats inverses de ceux qui étaient escomptés ! L’appauvrissement des régions périphériques encourage l’émigration vers la seule zone économique favorisée par le pouvoir, la capitale, tout en mécontentant les habitants de cette même capitale, furieux de vivre dans les embouteillages permanents et la hausse des prix généralisée qui résultent de cette même émigration ! Le remède aggrave le mal.
Des solutions simples, peu coûteuses, pour le profit de tous
Comment remédier à cette situation ? Le peuple tunisien, uni et solidaire, a accompli la première étape en se débarrassant du clan mafieux qui hypothéquait son futur. Sans cela, rien n’était possible. Il reste maintenant à développer le reste du pays. Plus facile à dire qu’à faire, certes, mais des solutions existent, et le développement de Sfax est la plus évidente d’entre elles. Comment développer Sfax ? Là encore, les solutions existent, car il suffit de se mettre à l’écoute de ses habitants. En premier lieu, et cela ne coûterait rien à l’État, Sfax a un besoin vital d’une administration attentive et réactive, désireuse de comprendre les spécificités locales, d’une administration compétente, capable d’encourager les projets industriels et commerciaux pourvoyeurs d’emplois, d’une administration qui n’ait pas peur des Sfaxiens, mais qui au contraire les encourage à entreprendre. Actuellement, les Sfaxiens se sentent surveillés par l’administration, et sûrement pas encouragés à investir localement. Dans ces conditions, il est normal que beaucoup d’entre eux placent leur argent à Tunis ! Mais cela ne suffit pas : il faut également que le pouvoir politique fasse du développement de Sfax une priorité nationale, par exemple en lui accordant le label de cité touristique qu’elle lui réclame depuis des années. Sfax accueille en effet, dans l’indifférence générale, des centaines de milliers de touristes libyens venus pour ses cliniques privées et la qualité de ses médecins. Ils ne sont sans doute pas Européens, mais leur argent est tout aussi utile pour le pays ! Il faut par ailleurs fermer, en urgence, les sites industriels les plus polluants, qui coûtent beaucoup plus qu’ils ne rapportent. Sfax était une ville agricole d’envergure auparavant, et n’attend qu’un environnement assaini pour repartir de plus belle. Ce sont là encore des solutions très économiques. Le développement des transports en commun est également une nécessité. Le projet de construction d’un réseau métropolitain ne peut plus être différé plus longtemps encore. Sfax est très étendue, très peuplée, et vit dans un chaos urbain permanent. Dans ces conditions, aucun investissement immobilier d’envergure n’est envisageable. Et pourtant, quelle différence pour l’ensemble des Tunisiens si les Sfaxiens se mettaient à investir dans leur propre cité : les prix des logements à Tunis, Sousse ou Monastir baisseraient de manière significative. J’arrête là pour l’instant, mais des centaines de propositions peu coûteuses et immédiatement applicables n’attendent qu’une oreille attentive pour être mise en œuvre.
À plus long terme, ce n’est pas l’avenir des Sfaxiens qui se joue à Sfax, mais bien l’avenir de toute la Tunisie. Jusqu’à présent, Sfax a toujours tenu son rôle de « capitale du Sud », en fournissant une première soupape de sécurité économique aux habitants de Gafsa et de Gabès. Si l’effondrement économique de Sfax se poursuit, elle ne pourra même plus jouer ce rôle, et l’hypertrophie de Tunis sera encore plus accentuée. Mais si Sfax se développe, de par les liens économiques voire familiaux anciens et étroits qu’elle entretient avec Gafsa, Gabès, Sidi Bouzid, mais aussi Tozeur et tout le sud tunisien, elle produira un effet d’entraînement économique immédiat, permettant peut-être le décollage économique de ces régions, et diminuant, au moins en partie, l’émigration intérieure. En réalité, la Tunisie n’a pas le choix : à part Sfax, quelle autre région pour épauler Tunis ? Sfax possède déjà les hommes et les capitaux, il ne lui manque que les encouragements du gouvernement. Si ce dernier les lui procure, c’est l’ensemble de la Tunisie qui sera transformé.
Article de Abdellatif Ghorbal
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