samedi 7 mai 2011

Sfax à l'ère démocratique : l'exemple de Barcelone

La structure urbaine de la Tunisie est assez simple à comprendre, car elle s’articule autour de trois grands centres : l’agglomération de Tunis et son 1,5 million d’habitants, celle de Sfax et ses 750 000 habitants, et celle de Sousse, autour de 300 000 habitants, capitale d’un Sahel qui, avec des villes comme Monastir ou Mahdia, compte près d’un million d’habitants. Les Tunisiens se plaignent des rivalités qui peuvent exister entre ces trois grands pôles, et l’attribuent à un régionalisme délétère propre à la Tunisie. Mais en réalité, ces rivalités sont tout à fait comparables avec celles qui existent ailleurs.

Les rivalités urbaines, une situation banale


    En effet, la rivalité entre villes d’un même pays est un phénomène ancien et répandu qui, la plupart du temps, ne prête guère à conséquence : que l’on pense en France à la rivalité entre Lyon et Saint-Étienne, Marseille et Aix ou Nantes et Saint-Nazaire. La situation devient plus problématique lorsqu’il existe un contentieux entre la première et la deuxième ville d’un pays. Avec Moscou et Saint-Pétersbourg en Russie, Tokyo et Osaka au Japon, Pékin et Shanghai en Chine, on imagine facilement les conséquences que de telles rivalités, lorsqu’elles sont mal maîtrisées, peuvent avoir. Les données du problème sont pourtant bien connues, car elles ne changent guère au fil du temps : la capitale politique se plaint d’avoir à assumer seule le fardeau de l’exercice du pouvoir, tandis que sa suivante dénonce le fait d’être délaissée, et d’être délibérément mise à l’écart de tout processus de modernisation pour ne pas faire de l’ombre à sa devancière. Et la plupart du temps, ces reproches sont en partie fondés.

Chine, Japon, Russie : des cohabitations délicates mais réussies


    En Chine, le gouvernement de Pékin se méfie terriblement des élites de Shanghai, à qui il reproche d’être trop commerçantes, trop indépendantes, et trop fermées sur elles-mêmes. En Russie, Moscou, qui n’est devenue capitale qu’avec la Révolution d’Octobre, est jalouse de ses prérogatives, et craint par-dessus tout l’activisme des habitants de Saint-Pétersbourg. Poutine et Medvedev, tous deux issus de Saint-Pétersbourg, sont d’ailleurs les représentants les plus célèbres du « clan des Pétersbourgeois » qui domine depuis 15 ans la vie politique et économique post-soviétique. Tokyo devance trop politiquement et économiquement Osaka pour la craindre en aucune façon, mais elle reproche néanmoins à la capitale du sud du Japon son esprit trop frondeur et indépendant à son goût, ou sa réussite économique, que les élites tokyoïtes calomnient en l’attribuant aux activités des yakuzas (les mafias japonaises). Mais malgré toute l’amertume et la violence que ces conflits plus ou moins larvés entrainent, la Chine, la Russie et le Japon sont suffisamment conscients des enjeux pour ne pas laisser ces rivalités s’envenimer outre mesure. En particulier, jamais ces rivalités n’ont empêché le développement économique de Shanghai, de Saint-Pétersbourg ou d’Osaka. Quand l’intérêt national est en jeu, la capitale comprend qu’il n’est pas dans son intérêt d’entraver de manière grave le développement de sa concurrente.

Un exemple à suivre : l’Espagne


    Il existe pourtant un cas qui mérite de retenir l’attention de la Tunisie en transition démocratique : celui de l’Espagne et de la rivalité entre ses deux premières agglomérations, Madrid et Barcelone. L’Espagne est en effet digne d’intérêt pour plusieurs raisons. Elle est tout d’abord notre voisine immédiate, bordant cette Méditerranée Occidentale que nous partageons avec l’Algérie, le Maroc, l’Italie et la France, et que nous ne pouvons par conséquent ignorer. Elle est ensuite passée en l’espace de quelques années du statut de pays en voie de développement à celui de pays riche et développé, et prouve à ce titre qu’il n’y a pas de fatalité au sous-développement économique. Elle a également réussi sa transition démocratique, et d’une dictature féroce et rétrograde sous Franco est devenue une démocratie modèle. Et surtout, elle a réglé en grande partie le problème de la rivalité entre Madrid et Barcelone, une rivalité si forte qu’elle compromettait l’avenir même de l’Espagne démocratique. Quelles étaient donc les situations respectives de ces deux cités à la veille de la chute de Franco en 1975, et comment les Espagnols ont-ils réussi à régler ce problème ?

Barcelone étouffée par Madrid sous Franco


    L’hostilité de Madrid la castillane contre Barcelone la catalane s’exerçait sous plusieurs formes. Sur le plan politique, toutes les décisions importantes étaient prises à Madrid, et la vie politique locale n’était qu’une mascarade. Sur le plan culturel, la langue et la culture catalane étaient interdites, Madrid les considérant comme les expressions malsaines de tendances séparatistes, mettant en danger l’unité du royaume. Sur le plan économique, la situation était plus nuancée, car malgré toute la mauvaise volonté des autorités madrilènes, Barcelone a réussi à conserver son tissu industriel, accroissant même sa part dans la production nationale. Mais cette réussite était en trompe l’œil, basée sur un protectionnisme concédé par Madrid pour acheter le soutien des industriels de la région. Entre 1950 et 1975, 1,5 million de ruraux viennent s’entasser dans les faubourgs de Barcelone, dans des bidonvilles en pleine croissance, les fameux « barraques ». Madrid refusant de s’occuper des problèmes sanitaires et sociaux posés par ces bidonvilles, et Barcelone n’ayant ni pouvoir ni ressources pour intégrer ces migrants issus des régions rurales, la situation ne profitait à personne. Seuls certains industriels de Barcelone s’en satisfaisaient, bien contents de disposer d’une main-d’œuvre prête à accepter des salaires de misère, et protégés de la concurrence internationale par des barrières tarifaires importantes. La population de Barcelone les surnommait même « les Catalans de Franco », du fait de leur servilité et de leur complaisance vis-à-vis d’une dictature qui détruisait pourtant leur ville à petit feu.

La démocratie a permis le développement de Barcelone


    Tout change après 1975 et la mort du dictateur. La culture catalane est enfin reconnue, et sert même de lien entre l’Espagne et l’Occitanie française. La vie politique locale est très vigoureuse, et reflète de nouveau la culture et le dynamisme de ses habitants. Et désormais, avec Barcelone à sa tête, la Catalogne gère elle-même l’éducation, la culture, la santé, les transports et la police. En quelques années, les bidonvilles ont disparu, les universités se sont multipliées (sur les 74 universités espagnoles, 12 sont catalanes, parmi les meilleures du royaume), les autoroutes et le chemin de fer desservent toute la Catalogne, et les transports en commun de Barcelone, très insuffisants sous Franco, sont maintenant parmi les meilleurs d’Europe. Les autorités régionales ne se sont pourtant pas arrêtées là : elles ont présenté dans les années 1980 la candidature de Barcelone pour accueillir les Jeux Olympiques de 1992, et ont tout fait pour transformer la ville industrielle à l’abandon qu’était Barcelone avant 1975 en magnifique ville touristique. Le centre-ville médiéval en ruine, peuplé par les populations les plus précarisés ou par des ateliers de fortune sous la dictature a été entièrement réhabilité et mis en valeur, le vieux port est devenu un port de plaisance, la plage de Barcelone a été refaite à neuf, un nouvel aéroport international a été créé, et Barcelone est devenue une des principales capitales du tourisme européen. En moins de 20 ans, grâce à de judicieuses mesures politiques et la fin d’un état d’esprit anti-catalan, Barcelone est passé de cité industrielle délaissée spécialisée dans le bas-de-gamme en métropole européenne parmi les plus riches de l’U.E., un pôle financier, touristique et technologique de premier plan dans la nouvelle Espagne démocratique. Madrid a-t-elle souffert de cette nouvelle situation pour autant ?

Des conséquences positives pour tous les Espagnols


    En 1960, en plein cœur de la dictature franquiste désireuse de favoriser Madrid au dépend de Barcelone, le PIB de la Catalogne représentait environ 19 % du PIB espagnol, et celui de la Castille, la région dont Madrid est capitale, environ 12 %. En 1993, soit 18 ans après la mort de Franco, et après 14 ans d’autonomie régionale, la part de la Catalogne dans le PIB espagnol est restée stable, toujours autour de 19 %. Le PIB de la Castille, lui, non seulement n’a pas baissé, mais s’est au contraire formidablement accru, et représentait à cette époque près de 17 % du PIB national ! Et cette modernisation de Barcelone, s’est-elle réalisée au dépend de l’Espagne toute entière, comme les adversaires de la Catalogne le craignaient ? Non plus : toujours en 1960, l’Espagne avait un PIB équivalent à celui de la Belgique, pourtant bien moins peuplée. Et depuis 1980, le PIB par habitant de l’Espagne (en parité de pouvoir d’achat) a été multiplié par cinq, hors inflation, propulsant l’Espagne au 8e rang mondial en 2005. Aucun Espagnol, même parmi ceux les plus hostiles à la Catalogne, ne voudrait retourner à l’époque de la dictature franquiste, quand Madrid étouffait littéralement Barcelone. Madrid a laissé s’épanouir Barcelone, et a connu à son tour un développement extraordinaire.

Sfax à la croisée des chemins


    Sfax est aujourd’hui dans la situation de Barcelone à la mort de Franco. Un dynamisme économique qui ne se dément pas, des entrepreneurs nombreux et une main d’œuvre abondante et formée, mais une ville à l’abandon, sous-équipée, empêchée même de se développer du fait de ce manque criant d’infrastructure, le tout dans un climat de suspicion pesant et destructeur qui inhibe son développement. Les autorités locales sous Ben Ali, comme celles de Barcelone sous Franco, ont été incapables de défendre correctement les intérêts de leur cité. Il est vrai que leur mission était plutôt de défendre les intérêts des Trabelsi à Sfax ! Mais d’une certaine manière, il est beaucoup plus facile pour Tunis d’encourager les initiatives sfaxiennes que pour Madrid d’admettre le dynamisme de Barcelone en 1975. Sfax n’utilise pas une langue différente de celle parlée à Tunis, possède la même culture et partage la même histoire. De plus, contrairement là encore à Barcelone par rapport à Madrid, Sfax est moins peuplée et moins riche que Tunis. En aucun cas elle ne peut faire concurrence à la capitale. Et pourtant, malgré le fait que Barcelone parle catalan, et pas espagnol, malgré le fait que la culture et l’histoire de Barcelone sont très différents de celles du reste de l’Espagne, malgré le fait que Barcelone était en 1975 le véritable cœur de l’économie espagnol, Madrid a accepté de libérer les énergies barcelonaises. Pourquoi donc continuer à se méfier de Sfax ?

Le développement de Sfax, une chance pour la Tunisie démocratique


    La Tunisie ferait bien de s’inspirer du cas espagnol. Depuis plusieurs décennies maintenant, Sfax est maintenue dans un carcan qui l’empêche de se développer, alors même que les capitaux et la main-d’œuvre existent ! Il ne lui manque que les infrastructures, qu’aucune cité n’est en mesure de s’offrir seule, et la capacité d’agir, qu’on lui refuse depuis des années. Les politiques visant à favoriser le développement de Sfax n’ont donc rien à voir avec celles nécessaires au décollage économique des régions de l’intérieur. Sfax n’a pas besoin qu’on lui donne des emplois, car elle est en mesure de les créer elle-même. Sfax n’a pas besoin qu’on implante chez elle des usines, elle souhaite au contraire qu’on ferme certaines d’entre elles qui dégradent son environnement (comme celle de la SIAP). Quelle autre région tunisienne peut en dire autant ? En d’autres termes, Sfax n’a pas besoin de l’aide du gouvernement, car celle-ci doit aller en priorité aux régions les plus défavorisées qui ne sont pas en mesure d’initier une croissance économique autonome. Sfax souhaite simplement qu’on lui permette d’aider son pays, en lui faisant enfin confiance. De la même façon que l’Espagne s’est redressée lorsqu’elle a compris qu’elle possédait deux jambes, Madrid et Barcelone, la Tunisie doit accepter de s’appuyer sur ses deux principales agglomérations, Tunis et Sfax. Il 
en va du destin de tous les Tunisiens.


Réalités, n° 1323, semaine du 5 au 11 mai 2011, p. 52-53

1 commentaire:

  1. Bonjour,

    Je suis tombé sur ce blog intéressant, il est évident que chacun veut défendre et développer sa ville le plus. Comme lecteur, je voudrais vous répondre, à mon avis les barrières qui peuvent empêcher Sfax de devenir un pôle en Tunisie, c'est le fonctionnement social clanique qu'entretient son élite, à quelques exceptions près. Il est vrai que sa population est dynamique et entreprenante mais une vraie révolution dans les esprits doit avoir lieu en ce qui concerne les rapports qu'a sa population avec le reste des tunisiens. Pour ceci, je raconte une histoire qui m'a marqué et qui s'est déroulé à l'aéroport de Frankfurt, je fais la connaissance d'une dame qui fait visiblement la cinquantaine , on sympathise ensemble dans la salle d'embarquement, elle me parle de plusieurs sujets, de tous de et de rien, à la fin de la conversation, elle me demande: De quelle famille sfaxienne suis-je ? Je réponds: je ne suis pas sfaxien . La dame change d'expression et d'attitude. Son équation était :
    Peau blanche + Yeux clair + Look business = Sfaxien. J'étais surpris et scandalisé par ces déclarations. Sincèrement ce genre de comportement est méprisable. J'espère que ça va changer avec la révolution.

    (Jeune chercheur tunisien au Canada)

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