mardi 17 mai 2011

La CST… ou qui veut gagner des millions !



Elle a coûté 100 millions de dinas alors qu’elle devait en coûter 20. Elle coûte 8 millions de dinars par an dont 4 millions de dinars de frais de personnel, c.à.d. 20 000 dinars par jour, dont 10 000 dinars en rémunérations! Il s’agit de la Cité des Sciences à Tunis (CST) à la tête de laquelle j’ai passé 2 mois et demi. Passez voir les expositions dites scientifiques et vous vous poserez les mêmes questions que moi : « Mais où va tout cet argent ? », « Où sont les scientifiques ? », « Où est la science ? », « En quoi consiste le travail des 230 personnes qui en constituent le personnel? »… C’est parce que j’ai posé ces questions de bon sens, naïvement, en toute bonne foi, c’est parce que je commençais à réfléchir à des éléments de réponse,  que j’ai tellement dérangé et que j’ai dû quitter la Cité des Sciences pour retourner à la Vraie Science.
La CST, qu’est ce que c’est ?
La Cité des sciences à Tunis c’est là où il y a la grande boule bleue sur la route qui mène à l’aéroport. Elle a été lancée pour servir la science comme le font les cités équivalentes comme la Cité des Sciences de la Villette ou le Palais de la Découverte à Paris. Son statut particulier et l’importance de son budget lui confèrent une facilité et une rapidité d’action pour soutenir les universités dans divers projets scientifiques et contribuer au rayonnement et à la diffusion de la science en général. Son emplacement central et sa vocation devraient lui permettre d’être régulièrement fréquentée par les écoliers, les étudiants, les enseignants du primaire et du secondaire, les universitaires et en général un public large et varié : pour organiser des manifestations scientifiques ou y assister, visiter les espaces scientifiques, fréquenter la médiathèque ou le centre d’accès à l’information, ou même profiter du centre d’hébergement. Dans les faits, en milieu de semaine, de rares personnes visitent les espaces scientifiques et en général ne peuvent pas accéder au planétarium, la boule bleue justement. En effet, on n’organise de séance au planétarium que pour un minimum de 30 personnes, alors que les visiteurs ne viennent pas par trentaines ! Les rares étudiants qui s’aventurent à la médiathèque, sont refoulés parce qu’ils sont accusés de profiter du lieu… pour faire leurs devoirs !
Une quarantaine d’animateurs sont censés occuper les espaces scientifiques, pour expliquer comment marchent les différentes manipulations, proposer des animations à thèmes ou des conférences, contribuer aux différentes publications de la cité… Dans les faits, les espaces scientifiques restent souvent vides et les visiteurs désemparés devant des manipulations souvent défectueuses dans des espaces mal éclairés, alors que les animateurs sont dans leurs bureaux  à effectuer de « la recherche ». Pour l’anecdote, du mardi au vendredi, les espaces scientifiques ouvrent de 14h à 18h (donc une heure d’ouverture coûte 5 000 dinars au contribuable tunisien), alors que la moitié des animateurs finissent le travail à 14h, avant même l’ouverture au public ! C’est dire l’importance du public à la CST !
La Cité des Sciences à Tunis : une EPNA
Le nœud incontournable du problème est certainement le statut de la CST : une Entreprise Publique à caractère Non Administratif (EPNA). En substance, c’est une entreprise financée par l’Etat mais avec une grande flexibilité dans la gestion financière. Comprenez : le Directeur Général (DG) peut faire beaucoup de choses sans demander l’avis de personne. Bien sûr, des contrôles à postériori existent en théorie. Dans la pratique, la CST n’a été auditée que très peu de fois, alors que compte tenu de son statut, un fonctionnement sain aurait dû impliquer un contrôle systématique et régulier.
La CST  et le RCD, une histoire d’amour… qui continue !
La CST avait à sa tête pendant plusieurs années un DG qui était aussi dans les hautes instances du RCD. C’est donc tout naturellement qu’elle a servi généreusement ce parti du pouvoir. Le DG en question a constitué une cellule professionnelle nombreuse au sein de la CST. La vocation première de l’exposition itinérante de la CST était pendant plusieurs années de suivre le RCD dans ses déplacements à travers les régions. Bien sûr, les locaux de la CST ont largement servi pour les nombreuses manifestations du RCD… Et le temps que j’ai passé à la CST ne m’a certainement pas permis de découvrir toutes les facettes de la «collaboration » ou plutôt symbiose, installée entre la CST et le RCD. En tout cas, il a été suffisant pour comprendre que cette histoire d’amour continue même après la mort officielle du RCD. Le sitting du personnel à la CST a débuté le lendemain de l’annonce du projet de l’exclusion des anciens du RCD des élections de la constituante et de la réception à la CST d’un courrier du juge d’instruction dans l’affaire du détournement de l’argent public à travers les institutions publiques; et les plus actifs dans cette grève étaient comme par hasard des anciens présidents et militants de la cellule du RCD. C’est dire la fidélité de la CST en amour ! 
9 février- 22 avril : mon action.
J’ai pris fonction le 9 février 2011 et j’ai démissionné le 22 avril. Quelques semaines à peine après ma nomination, j’ai signé un premier accord avec le syndicat, constitué divers comités pour résoudre les problèmes concernant un grand nombre de services : sécurité, locaux, note professionnelle, matériel informatique,… invitant ainsi chacun à mettre sa main à la pâte et à trouver ensemble des solutions aux problèmes soulevés.  J’agissais en toute bonne foi et avec méthode, pensant avoir affaire à un personnel soucieux de l’image de sa cité et déterminé à aller de l’avant. Bien entendu, cela supposait de retrouver une certaine rigueur dans le travail et nécessitait un effort de la part de chacun, ce qui naturellement pouvait être désagréable pour le personnel, au moins en partie. Pour les quelques personnes mal intentionnées qui voulaient saisir l’occasion, ils ont trouvé à quoi s’accrocher pour faire monter la sauce, parlant au nom de la révolution et de la liberté et s’appuyant sur l’ambiance générale dans le pays. Et de toute façon, ce sont bien ces quelques personnes qui avaient le droit de réfléchir pour tout le monde, imposaient les actions à faire et gare à celui qui ne s’y pliait pas ou exprimait un avis contraire ! Le grand dictateur est parti en laissant derrière lui plein de petits dictateurs disséminés dans toute la Tunisie. La dictature a changé de forme, d’expression, a-t-elle changé de mains ?
Le sitting, les revendications… : les faits.
Depuis quelques semaines, la Tunisie vit au rythme des revendications de tous genres. La CST n’a pas fait exception. Et ne parlez ni de code du travail, ni de nécessité de travail, ni d’organisation, ni de rationalité, ni de contraintes techniques ou financières, ni d’autorité de tutelle, ni même de délai pour réfléchir. Voici quelques exemples de ces revendications.
Généralisation de la connexion Internet : le taux de connexion était à mon arrivée autour de 20%. L’accès à Internet a été généralisé à tout le monde, mais de manière différente selon la nature du travail de chacun et de manière à respecter la capacité technique du réseau, proposition refusée.
Travailler moins : 36 au lieu de 39 heures pour quelques personnes, sans aucune base juridique.
Percevoir des forfaits en plus des salaires pour des tâches faisant pourtant partie du travail normal.
Arrêter la fouille des gros sacs du personnel par les gardiens  à la sortie de la Cité, sachant que c’est une mesure en cours à la CST depuis toujours et dans les entreprises à grand effectif…
Une délégation du personnel venue au ministère a toutefois reconnu que toutes ces revendications ne sont pas si importantes. Voici ce qu’on me reproche en fait: de ne pas faire assez de réunions pour résoudre les problèmes, alors que j’ai dû en faire plus de 30 en moins de 2 mois et demi ! De m’en tenir à la durée prévue des réunions, c.à.d. de ne pas laisser s’éterniser lesdites réunions et d’être organisée ! D’utiliser les messages électroniques pour communiquer, c’est un comble pour un personnel qui se met en grève pour avoir Internet !
Pendant le sitting qui a duré plusieurs jours, le public a été empêché d’entrer aux espaces scientifiques mais ne s’apercevait de cela qu’une fois dans le hall d’accueil où se tenait le sitting. Dès lors, un problème de sécurité commençait à se poser. Une agressivité de la part d’un visiteur ou d’un membre du personnel pouvait dégénérer et certains individus mal intentionnés pouvaient profiter de l’ambiance pour  semer le désordre tout en noyant la responsabilité. Ce souci de la sécurité m’a poussée dans un premier temps à proposer au ministre la fermeture du lieu, ensuite devant son silence, à la décider moi-même, étant la seule responsable en cas de problème.
Cette fermeture a soulevé un tollé médiatique et a déplacé le sitting au ministère. C’est alors que j’ai été invitée par l’inspection du travail à une réunion de conciliation avec le syndicat. Le syndicat demandait purement et simplement la suspension de toutes les décisions, ce que j’ai naturellement refusé dans l’intérêt de l’institution que je représentais. Quelques heures après cette réunion, on m’a appelée pour me dire que le ministre a signé l’accord que j’ai refusé. Ma démission s’est imposée.
Moralité de l’histoire
La CST a servi beaucoup d’intérêts sauf celui de la science, la raison même de sa création. On comprend alors aisément pourquoi aucun universitaire ne figure dans la liste de son personnel et pourquoi aucun contact réel n’existe avec des laboratoires de recherche. Les animateurs qui s’attribuent le qualificatif de scientifiques, sont titulaires de maîtrises et ne sont plus au contact de la science depuis de longues années. Un équilibre, des habitudes et une mentalité particulière se sont installés sur cette base. On me reproche en fait de jouer au trouble-fête en rappelant à ce personnel (au moins en partie) son rôle alors qu’il s’est longuement habitué à ne presque rien faire et à vaquer à ses occupations sans être inquiété.
La Tunisie a changé, le peuple demandera des comptes sur tout cet argent englouti alors que des institutions universitaires manquent du minimum et que des régions entières vivent dans la misère. On me reproche d’avoir bruyamment tiré la sonnette d’alarme alors que le ministère voudrait ignorer le problème au lieu de réfléchir à des solutions et de prendre les décisions qui s’imposent dans la Tunisie moderne. Bref, comme au bon vieux temps d’avant la révolution, on me reproche d’être rigide, traduisez : ponctuelle, rigoureuse, travailleuse, honnête, protégeant l’institution, m’inquiétant pour le sort des milliards engloutis chaque année dans ce gouffre, c.à.d. faisant simplement le travail pour lequel on m’a nommée !
Vous avez dit contre-révolution ?
Une note d’espoir : j’ai pu écrire et publier cet article. C’est un énorme pas en avant,  espérons que ce ne soit pas le seul changement depuis le 14 janvier et que ce soit durable !

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